

De la soie aux pneus : l’usine du Bac-à-l’Aumône à Clairoix par Rémi Duvert
Mars 2009 : la société Continental annonce brutalement la fermeture de son usine de Clairoix (Oise). Plus de 1 100 personnes se retrouvent sur le carreau… Les conséquences sociales sont bien sûr importantes.
Cela sonne le glas de la période industrielle du site du lieudit « Le Bac-à-l’Aumône », comprenant près de 16 hectares de terrain et plus de 100 000 m² de surfaces bâties, placé entre l’Oise (bientôt transformée en canal Seine-Nord Europe) et la ligne de chemin de fer Paris-Saint-Quentin.
La médiatisation de cette fermeture d’usine, et des actions des « Conti » qu’elle a provoquée, a certes fait connaître ce site, mais l’histoire de celui-ci reste en grande partie méconnue.

La filature de soie - 1923 à 1931
Tout commence en 1923, lorsqu’est créée la société dénommée « La Soie de Compiègne » (elle deviendra en 1928 « La Soie de Clairoix »). Qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas de produire de la soie naturelle (à partir du fil du ver à soie), mais de fabriquer de la « soie artificielle » (expression remplacée dans les années 1930 par « rayonne » ou « acétate », selon les procédés de fabrication) ; on est donc dans le domaine de l’industrie chimique.
Le terrain choisi pour implanter la filature a un certain nombre d’avantages : il jouxte une voie ferrée (un embranchement est d’ailleurs créé pour desservir le site) et une rivière (utile par exemple pour acheminer le charbon qui alimente la centrale thermique de l’usine) ; d’autre part il n’est pas trop loin de la ville de Compiègne, réservoir de main d’œuvre potentielle, mais il n’en est pas trop près non plus (la population, déjà à l’époque, craint les nuisances des produits chimiques)…

La filature de soie - 1923 à 1931
Le procédé de fabrication envisagé dans un premier temps est basé sur la viscose, et nécessite par exemple un dépôt d’environ 7000 kg de sulfure de carbone.
L’enquête publique de 1923 (dite « de commodo et incommodo ») révèle des oppositions au projet, mais elles sont minoritaires. Et le conseil municipal de Clairoix estime que les craintes sont « non fondées » et considère que « si les terrains pris à la culture par l’installation de cette usine sont d’une certaine superficie, leur rapport est de peu d’importance », et qu’« en tous cas, le préjudice qui pourrait être causé aux ressources agricoles du pays sera largement compensé par celles que pourraient procurer à la commune ainsi qu’à la population elle-même, l’établissement d’une usine de cette importance ».

La filature de soie - 1923 à 1931
Finalement, vers 1925, un autre procédé de fabrication est retenu, basé sur l’acétate de cellulose.
La construction de l’usine débute en 1926. Le bâtiment principal, en briques, de 200 m sur 26 m environ, comporte deux vaisseaux de 32 travées, avec un étage ; il est toujours debout, et son caractère historique, ainsi que son esthétisme, ont amené la municipalité de Clairoix à le protéger dans le cadre de son Plan Local d’Urbanisme.
On construit aussi un bâtiment sous shed de 36 m sur 52 m, un petit bâtiment à deux étages nommé « Brégeat », un atelier de mécanique d’environ 2300 m², au bord de l’Oise, une imposante centrale thermique (comprenant deux chaudières à vapeur), également au bord de l’Oise, une cheminée de 50 m de haut (réduite plus tard, suite à une tempête), un château d’eau de 350 m3, et quelques autres petits édifices.
La production commence vers 1928 ou 1929. À cette époque, seules quatre ou cinq usines, en France, fabriquent de la soie à l’acétate, alors qu’une trentaine produisent de la viscose. En 1930, l’usine de Clairoix ouvre au public un magasin de vente sur place : voile, tissu broché, taffetas, doublure en satin, crêpe de Chine...
Mais vers 1931, la filature cesse ses activités, suite à une faillite dont nous ignorons les causes précises (c’est peut-être une conséquence indirecte de la crise financière mondiale de 1929). L’usine, proposée aux enchères en 1932, est acquise par une société d’assurance britannique, et ce n’est qu’en 1936 que la société belge Englebert acquiert le site.


L’usine de pneus Englebert
1936 à 1958
Dès 1877, Oscar Englebert fabrique des articles en caoutchouc ; vers 1898, dans son usine de Liège, une des premières en Europe, il débute la production de pneus. En 1925, Georges Englebert ouvre une deuxième fabrique à Liège, et une à Aix-la-Chapelle en 1929. La réputation d'Englebert s’étend progressivement, renforcée par les succès que connaissent ses pneus dans les courses automobiles (par exemple, en 1933, 42 courses sont gagnées, dont 13 Grands Prix). En décembre 1930, est créée la « Société Française du pneu Englebert », dont le siège est à Paris.
À Clairoix, Englebert conserve les bâtiments de l’ancienne filature de soie (après les avoir vidés de leurs machines), et en rajoute un certain nombre, surtout à l’est du bâtiment principal, pour les mélanges de matières premières, la confection et la vulcanisation des chambres à air et des pneus, leur magasinage, etc.

L’usine de pneus Englebert
1936 à 1958
Les chaudières à charbon sont conservées, mais une nouvelle centrale électrique est construite un peu plus loin. Plus tard, vers 1957, on construit, au sud du bâtiment principal, un magasin de produits finis accolé à un ensemble de bureaux administratifs.
L’entreprise produit ses premières chambres à air en 1938, et ses premières enveloppes (pneus) en 1939.
Pendant la guerre, la fabrication est réduite au minimum, pour ne pas alimenter la machine de guerre de l’occupant. En 1940, on a produit environ 79 000 chambres et 43 000 enveloppes ; en 1944, respectivement 13 000 et 17 000… À titre de comparaison, en 1950, par exemple, on fabriquera 342 000 chambres et 296 000 enveloppes.

L’usine de pneus Englebert
1936 à 1958
Début juin 1940, l’explosion du pont de Choisy-au-Bac endommage quelques bâtiments. Le 7 juin, l’usine est évacuée sur ordre du gouvernement, et les troupes françaises, puis les troupes allemandes, en prennent possession pendant deux ou trois semaines ; le pillage de matériel, d’outillage et de marchandises qui a eu lieu à cette occasion a été indemnisé (vers 1952) par des « dommages de guerre ».
Le 23 juillet 1944, un groupe de Résistants, mené par Charles Barriquand, réussit un sabotage qualifié d'exemplaire par l’État-Major du Général de Gaulle à Londres : « à 0 heure 10, une quinzaine d’ouvriers, armés et masqués, ont pénétré dans la fabrique de pneus Englebert à Clairoix et après avoir réduit le personnel de garde à l’impuissance, ont, à l’aide d’explosifs, provoqué divers foyers d’incendie dans l’usine : centrale électrique, magasin général, magasin à pneus.

L’usine de pneus Englebert
1936 à 1958
Ils ont également endommagé le standard téléphonique. Les dégâts, très importants, ne peuvent être encore évalués ; ils s’élèveraient à plusieurs millions.
La plus grande partie des stocks et des matières premières a été détruite. Le fonctionnement de l’usine est arrêté. 200 ouvriers vont être au chômage de ce fait » (Extrait d’un rapport de la gendarmerie, conservé aux Archives de l’Oise).
En 1939, on dénombre 270 ouvriers et employés, et fin 1946, 918 ouvriers (dont 223 femmes et 62 « enfants » de moins de 18 ans) et 121 employés (dont 32 femmes). Les effectifs grimpent jusqu’à environ 1500 en 1958. Le premier directeur, Walter Demarche, restera jusqu’en 1958.
Un « comité de sécurité », ancêtre du CHSCT (Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail), nait en mars 1944. Les premiers conflits sociaux (grèves, etc.) apparaissent, par exemple en octobre 1948 et en octobre 1956.

La période « Uniroyal » - 1958 à 1979
La montée en puissance des usines de l’entreprise familiale Englebert amène son dirigeant à nouer un partenariat avec l’entreprise américaine United States Rubber Company (fondée, elle, en 1892), qui débouche en 1958 sur la société dénommée « Uniroyal Englebert Deutschland AG » (qui deviendra « Uniroyal Englebert » en 1963, puis simplement « Uniroyal » en 1967). De nouvelles possibilités s'offrent dans le domaine de la recherche et sur le plan de la vente, et le nouveau groupe, avec ses 89 usines, et ses représentations dans plus de cent pays, devient l'un des trois premiers producteurs mondiaux de pneus.
L’usine de Clairoix s’agrandit encore de quelques bâtiments, et notamment, en 1973, de l’imposante partie nord (salle des mélanges et salle des calandres), avec sa « tour à noir » qui culmine à 50 m de haut. On construit également un nouveau restaurant à la place de l’ancien, du côté nord de la route qui mène à Choisy-au-Bac.

La période « Uniroyal » - 1958 à 1979
Les pneus produits continuent d’évoluer (à la suite des « Stabiballon », « Volumax », « Stabimax », etc. d’Englebert, on peut citer les « Max », « Rallye », « Pluie », « Grands pieds »…). Cette époque voit le développement des pneus à carcasse radiale (qui ont une ceinture métallique qui stabilise la bande de roulement), brevetés en 1946 par Michelin (qui invente aussi, en 1955, le pneu « tubeless », sans chambre à air).
La production des pneus pour bicyclettes et cyclomoteurs cesse vers 1965. Et pour les voitures de tourisme, camionnettes et poids lourds, en 1971, par exemple, l’usine fabrique environ, par jour, 12 000 pneus et 8 500 chambres à air, ce qui correspond à 3,2 millions et 2,3 millions sur l’année. Et pour cela, on a consommé 9 730 tonnes de combustibles solides, 3 150 m3 de combustibles liquides, 23 millions de kWh d’énergie électrique, et 2 880 000 m3 d’eau… Après les aménagements de l’usine effectués en 1973, la production augmente de 30 % environ.

La période « Uniroyal » - 1958 à 1979
Entre 1958 et 1979, les effectifs oscillent entre 1500 et 1650 environ. En 1969, par exemple, il y a 1150 ouvriers (dont 200 femmes), 250 agents de maîtrise et employés, et 70 cadres et ingénieurs. Le directeur de l’usine, Édouard Destinay, reste de 1958 à 1977. De 1962 à 1975, une dizaine de « petits » conflits sociaux se succèdent.
Depuis la loi de 1971, la formation professionnelle se développe ; ainsi, par exemple, en 1972, 4086 journées sont mises en œuvre, pour 478 personnes au total.
Quant à la sécurité, domaine sensible dans une telle usine, elle continue à s’améliorer, même si cela n’empêche malheureusement pas les accidents de travail (par exemple, en 1961 : 182 accidents déclarés ; 90 avec arrêt ; 3602 jours perdus).

La période Continental - 1979 à 2009
En 1979, Continental, société fondée en 1871 (sous le nom de « Continental Caoutchouc und Gutta-Percha Compagnie »), rachète la branche européenne d’Uniroyal (la branche américaine continue indépendamment, puis s’associe en 1986 avec la BF Goodrich Company, avant d’être reprise en 1989 par Michelin).
Clairoix est la deuxième usine du groupe en France (la première, à Sarreguemines, date de 1963). En 1987 est créée la société « SICUP » (Société Industrielle Continental Uniroyal Product), qui deviendra « Continental Pneus SNC » en 1997 et « Continental France SNC » en 2001.
On construit encore divers bâtiments ; la salle des mélanges est agrandie en 1981 ; depuis 1985, les chaudières fonctionnent au gaz ; en 1993, on bâtit (au sud) un petit immeuble pour la division commerciale de Continental France, et un grand hall permettant de stocker 600 000 pneus ; en 2005, on agrandit le bâtiment « inspection et finition »…

La période Continental - 1979 à 2009
Vers 1985, on cesse de fabriquer les pneus pour les camionnettes et les poids lourds, et en 1987, on arrête la production des chambres à air.
En 1995, l’usine a produit environ 5 millions de pneus (soit 36 000 tonnes) ; pour cela, elle a utilisé environ 5 800 tonnes de caoutchouc naturel, 10 200 tonnes de caoutchouc synthétique, 8 600 tonnes de noir de carbone, 1 300 tonnes de textile (rayonne, nylon et polyester - petit clin d’œil à l’ancienne filature de soie !), 7 000 tonnes de produits chimiques divers, et 4 000 tonnes d’acier… Et elle a consommé 41 200 kWh d’électricité, 76 100 kWh de gaz, et 834 000 m3 d’eau…
De 1995 à 1998, l’usine obtient diverses certifications environnementales. En 1996, un service HSE (Hygiène-Sécurité-Environnement) est créé, et des audits externes annuels débutent ; la première brochure de « déclaration environnementale » paraît en 1997.

La période Continental - 1979 à 2009
De 1979 à 2009, les effectifs diminuent progressivement de 1600 à 1000, et remontent un peu à partir de l’an 2000 (jusqu’à 1200 à peu près). En 1995, par exemple, on compte 872 ouvriers, 183 employés, techniciens et agents de maîtrise, et 59 cadres, soit 1114 en tout (1005 hommes et 109 femmes ; 980 sont français et 134 sont étrangers).
Les directeurs se succèdent à un rythme plus soutenu qu’auparavant : Pierre Villar (1977 à 1983), Dietrich Seitner (1983 à 1985), Christian Grosso (1985 à 1994), Charles Weiland (1994 à 2002), Thierry Wipff (2002 à 2007), Louis Forzy (2007 à 2010).

La période Continental - 1979 à 2009
Parmi les conflits sociaux de cette période, on retiendra surtout ceux d’avril-mai 1982 (l’usine est fermée au moins deux semaines) et de juin-juillet 1994 (des piquets de grève sont délogés de force).
Continental continue à investir dans la modernisation de l’usine (15 millions d’euros en 2008, par exemple) et en 2007, un accord de retour à la semaine de 40 h est signé en échange notamment d’une garantie de la pérennité du site au moins jusqu’en 2012. On connaît la suite…
Le site n’a été racheté qu’en décembre 2017, par une société de logistique qui en occupe environ la moitié ; le reste est progressivement loué à des entreprises ou des associations.
Rémy Duvert




Pour en savoir davantage, on peut lire quatre ouvrages édités par l’association « Art, Histoire et Patrimoine de Clairoix » :
Pour les acquérir, écrire à rd.ahpc@gmail.com.
